.Page d' accueil > histoire > Article de Mr Dumoulin | Mise à jour :09/10/09 |
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Extrait de
" Chez nous en Cambrésis "
A. DUMOULIN. Lauréat des Rosati de Flandre, Imprimerie LUSSAUD à Fontenay-le-Comte (85), 1970 pp 241 à 257. |
Une promotion roturière : IWUY
On a pu soutenir que l'histoire de la
civilisation se traduisait par celle des routes. Et certes les
pas de l'homme, allant de ce qu'il fut, à ce qu'il devint, ont
inscrit à travers le sol parcouru ou foulé, ou même
quelquefois meurtri ou bouleversé, toute sa destinée.Qui donc
est resté insensible à leur signification, à ce langage qui
frappe et l'esprit et le coeur, pareil à celui des drames
antiques, parce qu'il résonne à travers les siècles.Un des
meilleurs exemples est celui d'Iwuy. L'érudite documentation du
chanoine Dehaisnes et de l'abbé Bontemps permet de lire le
déroulement des actes du passé et même le secret avenir de la
bourgade.
De quelque 3 500 habitants - plus important que
bien des capitales méridionales -, à 9 kilomètres de Cambrai,
il semble, à première vue, avoir poussé au hasard, sinon dans
le désordre, du moins dans la contradiction. Des rues se
heurtent à angle droit, soudain, ou buttent sans issue, contre
des prés que gorge l'Escaut qui le borde. Une autre allonge un
pavé bossué, quasiment inutile: c'est " le vieux pavé
", ou bien, encore battu par les pas d'autrefois montre
"le vieux Chemin". Cette rue rappelle un vieux métier,
les " tordoirs de lin " ; celle-là, nouvellement
tracée, une gloire française : Pasteur, ou bien Clemenceau, ou
Danton, ou Jaurès.Inhabituel est leur tracé en Cambrésis : il
semble le témoignage de vitalités successivement impérieuses.
Evoquer leurs poussées, c'est faire l'histoire du village, et
même rappeler de grands faits de l'histoire européenne.
Iwuy - qu'on songe à la prononciation
cambrésienne qui dit " wuider " pour vider - s'appela
Ivoriacum. Ville gauloise du royaume nervien, peuplée de
ceux-là, aux cheveux châtains, aux yeux noisette, de bonne
stature, qui bataillaient avec ardeur, à la langue prompte et
mordante, comme tous les Gaulois qui vivent en nous-mêmes
aujourd'hui.Etendue - comme ses semblables, la ville gauloise
occupait les lieux-dits " Glacy " et " Calvigny
", où la préhistoire a laissé des cailloux taillés, des
sépultures de morts assis - jusqu'au bois Fanum, c'est-à-dire
sacré. A l'est, se levait " la Table des Bergers "
près de la pierre " Tournerech ".Son quartier
principal semblait le gardien du vaste oppidum de Strom (Estrun)
qui se tenait en face, sur la rive gauche de l'Escaut
intarissable. Un pont gaulois traversait la rivière. Et ses
madriers jointifs, avec ses énormes pieux de soutènement
devaient être retrouvés sous deux mètres d'alluvions lors de
la construction de l'écluse moderne. On croit aisément que le
poste de guet, au sommet de l'éminence, était celui-là même
d'où jaillissaient ces peupliers géants, plusieurs fois
séculaires qui surveillent, à l'horizon, d'autres éminences,
toutes porteuses aujourd'hui de chapelles ou de clochers, ou
d'arbres vénérables : à Naves, à Carnières, à
Saint-Hilaire...
Au-delà du camp, un chemin s'en allait
surveiller le canton déprimé des bords de la Sensée:
Paillencourt, Aubencheul-au-Bac, Arleux, vers le pays des
Atrébates de Nemetacum (Arras) que protégeait aussi une
forteresse porteuse du nom d'Estrun-sur-le-Gy. Sur la rive
droite, un autre chemin joignait Ivoriacum à Cameracum, la
grande étape sur l'Escaut où veillait Scaldobriga
(Escaudoeuvres). Mais le plus important, pendant des siècles,
fut celui qui conduisait à la capitale des Nerviens: Bagacum
(Bavay). Il donnait sur celui qui venait de Cambrai (qu'on sache
que tous ces noms sont gaulois).Ils n'ont pas disparu encore :
ils vont de village en village, protégés souvent par de hauts
talus creusés dans la plaine, ces talus où se réfugient les
dernières fleurs de la terre. Quelquefois, à peine tracés, ils
s'effacent dans le limon: ils ne sont plus que " chemins de
terre " et seulement pour quelques années.En 52 Av. J.-C.,
on vit s'installer l'armée romaine venue par Camaracum, sur ce
vieil oppidum si judicieusement placé. Les immenses " Vaux
" abritèrent les légions. Une entrée donnait sur
l'écluse; et sur une terrasse, le " Pretoria " où se
dressèrent les tentes des officiers. A ses pieds, un autel
devait accueillir les prêtres. Au débouché de leur chemin se
tient maintenant le calvaire. Au dos de la terrasse, la "
Rue des Juifs ", ses marchands, ses prêteurs et ses
changeurs. Enfin, non loin, plus tard sera le rond-point "
des Alouettes ", et le " Chemin de la Guerre ".
Tout cela est encore inscrit sur le cadastre d'aujourd'hui dans
la langue des habitants et dans le modelé de la plaine.
Alors furent bâties deux voies romaines, des
chaussées, des " cauchies ", dirent les gallo-romains,
bien rectilignes, à travers monts et vaux.L'une conduisait les
soldats à Fanum-Martis (Maing-Famars), la capitale militaire;
elle passait devant un nouvel établissement:
Villers-en-Cauchies. L'autre, rejoignait celle, toute rectiligne,
de Cameracum à Escaupont (Scaldis-Pontus). Pourqoui la nationale
n? 29 qui la suivait depuis Cambrai, l'a-t-elle abandonnée
soudain à l'entrée d'lwuy ?Au croisement des routes, les
notables, militaires ou civils, bâtirent leurs somptueuses
villas. Le chanoine Dehaine creusa l'étrange lieudit " Le
Champ des Ronces ", et surtout les terres qui bordaient les
croisées. Il put exhumer des portiques brisés, des pavements de
marbre blanc ou rouge, ou de porphyre vert; des vestiges
d'hypocauste pour chauffer les bains ; des fragments de muraille
peinte; des miettes multicolores éclatantes ; des débris de
vitraux et de vases; même sur des tuiles millénaires, des pas
d'homme et de chien, qui sembleraient toutes fraîches.
A l'ouest, dans le quartier des Glacis,
aujourd'hui si pétulant, les fouilles découvrirent des urnes
funéraires, des bijoux...Et partout, des pièces de monnaie,
perdues ou amassées, qui attestent que durant cinq siècles, la
civilisation romaine s'établit en ce lieu celtique. On lut les
noms de Tibère, de Caligula, de Néron, de Trajan, d'Adrien,
d'Antonin, même de Constance Il et d'Arcadius, empereur
d'Orient. Les villageois qui aidaient aux fouilles et ignoraient
jusqu'à ces noms étaient loin de concevoir ce qu'ils devaient
à ces latins de leur sens de la clarté, de l'ordre et de la
logique.
Cependant, un jour, le Camp restera vide; les
villas ne seront que ruines ; ces routes s'en iront quelquefois,
pathétiques, comme des gestes dans le vide. Plus de cohortes ni
d'enseignes; de chars aux chevaux piaffants, ni de silhouettes
magistrales drapées de toges. Car, à plusieurs reprises déjà,
se sont avancés par les voies de Tournay, d'Escaupont et de
Famars, les flots des tribus franques.Les envahisseurs, raconte
Grégoire de Tours, s'assirent d'abord timidement au bout des
tables servies par le villicus gallo-romain, puis exigèrent le
partage de ces belles terres.Ainsi le milites Rénier. Pour prix
de ses exploits, il avait reçu de son roi, ou saisi d'autorité,
ces domaines et les villas en ruine; mais il méprisait ce luxe
qui avait amolli tout le peuple latin.Il s'installe, lui et les
siens dans ces lieux que le cadastre appelle " la Montagne
", le " Champ d'Honneur ": ainsi avait-il
constitué " Reniercourt ". Un autre s'établit à
Glacy. Quand au vieil ivoracium dont la position était
considérable puisqu'elle commandait le Camp et l'autre rive, il
prendra le nom de la " Viéville ".Un seigneur
d'Ivoracium finira par réunir les trois fiefs. D'ailleurs
Reniercourt fut amputé de quelques réserves de terre pour le
comte de Hainaut, qui, plus tard, il absorbera Glacy avec la
plaine de la " Couturielle ", après la mort de son
seigneur Othon de Contrecueur.
L'unique seigneurie s'appellera au cours du
Moyen Age : Ivorium, Ivoriacum, Ivoric, Iwuir, Iwir, fief
ressortissant du comte du Hainaut, séparé par la frontière de
l'Erclin du Comté cambrésien.Pour bâtir son château, il fuit
le plateau sec et découvert. De même, l'ont fait en Cambrésis,
tous les seigneurs qui avaient la bonne fortune de posséder
marais et cours d'eau. Il cache donc son repaire parmi les
fossés de l'Escaut div.agant, et de telle sorte qu'il commande
le pont, le " Camp de César " et l'Ostrevent. Puis,
maître de Glacy, il plante un nouveau donjon protégé de
douves, à l'abri des " Grands-Bois ", et il surveille
la vallée et les routes, et la plaine. Tout un appareil de
défense : pont-levis, murailles, tours où se serre le village
durant les alertes - le tracé des rues l'indique assez.Alentour,
les banalités... C'est pourquoi Iwuy parle encore de ses "
Fontaines " où chacun mettait rouir le lin ou le chanvre
des champs, dans les multiples ruisseaux; ou bien de sa rue du
" Tordoir " où s'écrasaient colza, garance et guède
; ou encore de sa rue du " Four " banal; ou du quartier
des " Moulins " pour la farine d'orge, de seigle ou de
blé. Les petites maisons ouvrières l'entouraient, car il n'est
plus de serfs. Ainsi celle du gambier ou brasseur, du forgeron ou
fèvre, du boulanger ou fournier, du gorlier ou bourrelier; aussi
le tavernier à vin. Dans chaque maison: un rouet, une quenouille
de fileuse; et le métier à bras qui tisse la laine et la
batiste, auquel s'assied l'homme, rentré des champs...
Pour le châtelain, il entend protéger son
peuple mais aussi jouir de ses revenus, de ses prérogatives,
s'étant investi de toute autorité. Son mayeur, ou villicus, en
véritable intendant, est tenu de faire chaque jour le tour du
fief et de veiller à tout; son prévost s'occupe de la justice
et de la police, avec ses assesseurs, les échevins; son bailli
le représente en toute matière, surtout pour la basse et la
moyenne justice. Ainsi vit le seigneur, présent au coeur de son
domaine.Oui, mais une bonne exploitation de trois mille
mencaudées " Hahannables " comme on l'écrit dans les
contrats - ahan, ahan - plus les prés et les troupeaux, plus les
marais à tourbe, plus les " Grands bois ", demandent
une main-d'uvre qui commence à lui manquer, à mesure que
le servage disparaît. Quel remède, sinon le partage ! Et
malgré la jachère triennale des terres, le voici contraint de
diviser son territoire en fiefs, en arrière-fiefs et plus loin
encore quelquefois. Soixante-dix jusqu'à cent-dix. Conséquence
capitale, il cesse d'être un agriculteur. Et d'autant plus que
pour soutenir sa puissance, son souverain l'appelle à la
croisade... au loin. Lui, dès lors, chevauche, bataille. Il se
retrouve soldat, cavalier, aristocratique que doit nourrir un
peuple de petites gens. Renversement de l'ordre social.Ainsi
est-ce avec soin qu'il choisit les " hommes de fiefs ",
les plus intelligents et les plus fidèles. Il les lie " à
ferme " par un bail de un, de trois ou de neuf ans. A eux de
lui payer le fermage, en livres, écus et sols, et aussi en"
mancauds " de grains; s'obligeant à mettre " subz bled
" à la Saint Rémy, à " kerkier fiens " (charger
fumier), " dépouiller al août ", " semencer de
semence bonne et loyale, binoter, hercher et gasquérir sans
déroyer ni refroisser... "
Ou bien, pour occuper la ferme leur vie durant
et même héréditairement, ils paieront une rente annuelle, le
cens. Voilà la naissance de nos " censiers ", libres
dans leur culture. Bien sûr, ceux-là, lui devront " le
relief " chaque fois que les terres changeront de mains, et
aussi contribueront au service militaire.Et tous, fermiers ou
censiers, et manants lui doivent : l'afforage sur les tonneaux
mis en perce ; le gambage sur les brassins de bière; le "
double lot " sur la pièce récoltée ou achetée au
chapitre cambrésien ; les "droits d'issue" ou de
" tonlieu " pour l'entrée et la vente des
marchandises; l'impôt sur tout acte de vente, de succession, de
donation: cinq sous au XIII- siècle, par acte. Enfin, la
contribution de quelques liards, ou de chapons, ou de mencauds de
blé - chacun selon sa richesse -. Au surplus, à qui vit ou
possède à Iwir, revient la charge de veiller aux routes, aux
marais et aux bois, au pacage communal, au four, au moulin, aux
ruisseaux à rouir, tous banals: c'est la corvée.Le seigneur a
gardé pour son propre domaine - en somme propriété privée,
avec son château, et l'enclos, les bois et les marais tout
autour ?, les pièces de terre de quatre grandes fermes qui, au
XIIIe siècle, rapportent chacune par an, outre le blé et les
grains, cent trente-cinq livres.Et quand naît la Commune,
pourquoi en prendrait-il ombrage ? C'est lui-même, qui, vers
1250, de par son autorité morale, a codifié les " us et
coutumes " et rédigé la " Loi ". C'est encore
lui qui choisit le bailli et le greffier communaux, et même,
tous les trois ans le " villicus " municipal ou maire,
et les échevins; souvent d'ailleurs, parmi ses hommes de fief. A
ces officiers publics, la tâche difficile de répartir les
charges de guerre et de paix, et d'assurer la " petite
justice", la moins rentable et la plus délicate.Le seigneur
semble toujours être le maître. De quoi se plaindrait-il ?
Mais pourtant, qui l'aurait cru, dès le
douzième siècle, les chatelains d'Iwuy s'appauvrissent.
L'Eglise s'est mise à désirer la richesse de leurs terres. Le
premier Concile de Latran, en 1139, puis les autres, ont
réveillé des souvenirs de possession, à lwuy, de donations
approuvées par Charles le Chauve, par les Papes, les empereurs
d'Allemagne, les évêques. De vieux manuscrits sont exhumés ;
des témoins suscités. Les monastères n'ont pas les moindres
appétits. Saint-Géry et Saint-Aubert se font des procès pour
la propriété des dîmes et des terres. Et tous, même
Cantimpré - un ordre pauvre et Prémy, et les Prés de Douai
demandent à acheter: il faut consentir à leur vendre. Pour les
" Prés ", 93 mencaudées d'un coup; pour Saint Aubert,
seigneur du village du même nom, propriétaire de la dîme de
l'église d'lwuy, il achète jusqu'aux redevances laïques
partout à la ronde. Mais surtout, il demande " restitution
" aux seigneurs, sous menace d'excommunication, de
territoire et de dîmes attenantes. Déjà, des récalcitrants
ont été frappés. Si bien que Béatrice, dame d'Iwuy, dès
1213, et ses fils et son petits-fils, Mathieu d'Aubigny, pour
échapper à la damnation, restituent plus de cent mencaudées.
Béatrice perd son époux: Gérard d'Ecaillon,
puis ses trois fils.Malédiction ou fièvre des marais? Est-ce
pour sauver son âme qu'elle rebâtit l'église " emmi la
ville ", la chapelle castrale et une autre et une autre
encore; qu'elle multiplie les autels et, pour chacun des
prêtres, des servants, donne soit une manse, soit trente
mencaudées, en plus des six boittelées d'usage. La grosse
dîme, universellement payée sur les récoltes, est
naturellement pour Saint-Aubert qui l'impose, en 1313, aux 791
parcelles du terroir, c'est-à-dire aux terres des nobles, des
autres abbayes, " des pauvres ", des roturiers ; et sur
l'élevage aussi. Sans préjudice des deux-tiers des petits
dîmes sur les fèves, les pois, les vergers, les jardins, le
lin, le chanvre, la garance, la basse-cour, les moutons et leur
laine... pour les besoins du culte.Comme la part du seigneur, sur
son propre fief, se fait petite! Et d'autant plus que les
terribles hivers, l'inondation de l'Erclin, les incendies des
granges et des hangars de lin mal rentré, les hommes étant au
loin pour la guerre, suspendent les fermages et les rentes.Enfin,
il coûte cher d'être vassal des comtes de Flandre et de
Hainaut, car Iwuy a été vendu en 1164, par son héritier
Godefroy de Bouchain au comte Bauduin. A chaque succession, il
faut s'acquitter envers lui du fameux droit de " relief
", soit la part énorme du cinquième de la valeur du fief.
Béatrice, frappée de quatre deuils, devra donc payer quatre
fois... Et au surplus payer encore pour les quatre cas féodaux:
l'avènement du nouveau suzerain, son départ en croisade, sa
rançon de prisonnier, et le mariage de son fils aîné.En temps
de guerre, il lui faut contribuer au service militaire, en sus
des quarante hommes à fournir; en temps de paix, c'est la charge
écrasante de paraître à ces fastes bourguignonnes, qu'on sait
tenir des mille et une nuits.On emprunte donc à Aubert Turck!
ainsi fait'Jean de Braban; même Robert Artois; les rois
eux-mêmes.
Et voilà pourquoi le châtelain Bauduin,
héritier des titres et des charges de cette dynastie féodale se
voit saisir le jour de Pâques 1338... Il ne lui restait plus que
42 misérables mencaudées. Il fallut bien qu'il acceptât
l'aumône de moudre au moulin vendu. Et sa veuve, Marguerite, la
pauvre, renonçant même à graver son sceau, sera plus tard
réduite à vendre ce misérable droit : 55 écus.Au tour, donc,
du créancier de devenir châtelain. A Roland Turck, lombard et
financier, et que l'on appellera " le païen ", de
devenir " Messire ". Il jouissait de tous les biens et
de toutes les prérogatives seigneuriales. Désigné dans les
actes authentiques, comme chevalier, homme-lige du comte du
Hainaut, il siège au baillage de Bouchain, sénéchal et grand
seigneur. De même son fils Guillaume.Mais soudain la Guerre de
Cent Ans tombe sur eux. En septembre, Edouard III, Roi
d'Angleterre, plante sa tente et ses armes à Naves, loge à
Iwuy, et le même jour, arde et tue, et mutile atrocément, et
les granges pleines de moissons flambent jusqu'à Honnecourt, à
14 lieues à la ronde.Après lui, c'est son allié, d'Artevelde
avec tous ses Flamands. Les Français ripostent, ceux de Cambrai
(ou d'Escauduvres - citadelle du Hainaut qui s'est ralliée
-) brûlant Haspres et tout le pays jusqu'à Valenciennes. La
terre est morte, calcinée; les soudards et les manants rescapés
ont faim. Des bandes s'organisent: vols, pillages, tortures.
Alors vient la peste. Peut-on résister... Trente-deux ans ont
consommé la ruine du fief. En 1370, le seigneur Turck est lui
aussi contraint de vendre lwuy. Qui veut l'acheter ?... C'est un
désert à coloniser.Un voisin: Guillaume de Gommegnies, sire de
Mastaing, grand seigneur en Hainaut et en Flandre. La magnifique
plaine qui, d'un seul tenant, se déroulera désormais pour lui,
depuis Escauduvres, aux portes du Cambrésis, et, par-delà
Bouchain et Somain, jusqu'aux terres noyées de l'abbaye de
Marchiennes. Cela vaut bien, tout misérable que soit devenu le
fief, les 2 613 livres de droits de vente payés au comte de
Hainaut, suzerain.Il fonde donc la troisième dynastie des
châtelains d'Iwuy. Mais à peine a-t-il le temps de reconnaître
ses biens qu'il meurt en 1374, épuisé, sans doute, par son
voyage pénitence à Chypre auquel il a été condamné pour
avoir battu des bourgeois de Valenciennes. Sa femme de l'enterrer
" au mitant " du chur de l'église de Mastaing,
avec cette pieuse épitaphe :
"Vous ki chi passiez à travers |
Sur nous, ici avons no traviers |
Pensez de vivre à point... |
Et veillez pour nos âmes dire |
Pater Noster dévotement |
Par quoy, cils qui ne faut ne ment |
A nous miséricorde faiche |
Si que le voyons fache à fache ". |
Puis elle achète à Iwuy cent-deux mencaudées
pour les offrir aux Carmes qui jouxtent son hôtel de
Valenciennes, place Percepain, afin qu'ils disent pour son âme,
à elle, Marguerite de Brifeuil, une messe par jour, sa vie
durant - or, elle survivra 36 ans -, plus un obi annuel après sa
mort! Désormais, l'hôtel est la résidence des Sires d'Iwuy, et
le couvent, leur oratoire et leur chapelle funéraire. C'en est
fini pour eux d'habiter le bourg.D'ailleurs, les fonctions de
leurs héritiers les en empêcheraient fort. Car ces Sires de
Mastaing, d'Iwuy, d'Hordain et autres lieux, ces Lannoy-Mingoval,
issus des Croy et ces Saint-Aldegonde de Noircarme sont tous,
désormais très grands princes en Flandre bourguignonne, et tous
portent " Toison d'or ", pesante et glorieuse. Si un
simple cadet d'lwuy, Charles de Lannoy, fut vice-roi de Naples,
et jugé digne par François le, de recevoir son épée à Pavie,
eux, les aînés, quelles fonctions considérables n'ont-ils pas
remplies et ne remplissent-ils pas encore. Capitaine, maîtres
d'hôtel, gentilhomme de chambre près de Charles le Téméraire,
de Philippe le Beau, de Charles Quint, de Philippe II, leur
loyalisme leur vaut les gouvernements de Saint-Omer, de Condé,
de Cambrai. Ils sont baillis du Hainaut, maître des Finances.
L'un d'eux fut l'époux de Bonne de Lannoy, dame d'lwuy et
sénéchale d'Ostrevent à titre héréditaire - toute femme
qu'elle soit -; c'était Philippe de Sainte-Aldegonde de
Noircarme. Il fut choisi par Marguerite de Parme pour extirper
l'hérésie, poursuivre les gueux, ces nouveaux iconoclastes, au
Câteau, à Lannoy, à Wattrelos, à Valenciennes; où il
s'irrite de la tolérance du duc d'Egmont. Il est l'auxiliaire du
duc d'Albe, le Grand Inquisiteur de Flandre... Les archives ne
parlent pas d'hérétiques à Iwuy... ni de bûcher...
En 1657, les sires d'Iwuy ne sont rien moins
que gouverneurs de l'Artois espagnol et de Binche.Qu'on juge de
leur train. Deux hôtels principaux: Arras, Valenciennes -
celui-ci tout neuf, rebâti après l'incendie qui avait
communiqué le feu à 593 maisons - soit trente-deux rues, dit le
chroniqueur. Pour leur résidence d'été, trois ou quatre
châteaux. Leurs carrosses ont six chevaux attelés et six
sellés ; leurs gens portent habits de drap à boutons d'argent
et sont brodés aux armes de la maison.Et voici qu'à nouveau la
ruine se consomme. Mêmes causes, mêmes effets. Le goût du
luxe, l'absentéisme, les mariages consanguins des Mastaing, des
Lannoy, des Lallaing font mourir les hommes jeunes, s'ils ne
deviennent pas fous, comme Albert Cornil, en 1708. Les
douairières durent, comme Anne de Lallaing, paient les "
reliefs " trois fois pour son héritage propre d'Hordain, et
deux fois pour Iwuy, à la mort de son mari et à celle de son
fils.Les dix mille livres tirées de la terre exploitée -
malgré les guerres creusant les champs de demi-lunes, de
redoutes, de fossés, malgré les exigences espagnoles -, ne
peuvent plus suffire.Une fois encore, il faut recourir aux
banquiers, même au denier 20. Insuffisant : alors la Dame
afferme, on distrait du bien, jusqu'à mille six cents razières
en une fois.Et l'année de Law - 1720 - précipite la troisième
faillite. " A vendre ", non seulement Iwuy, mais
Hordain, Fressain, Monchecourt, Villers-au-Tertre, Bugnicourt. Un
million de livres de France pour les six seigneuries. Qui est
preneur ?...
Un seigneur de France: un nom illustre, une
charge considérable dans l'Etat, au surplus une intégrité qui
lui vaut la rage d'une libertine (la fameuse marquise de Prie)
qui le fait jeter à la Bastille, mais aussi une éclatante
réhabilitation, et sa réintégration dans ses appartements du
Château de Versailles ; enfin, une loyauté allant jusqu'à la
plus inouïe des générosités. C'est Claude le Blanc, marquis
de Seignelay, descendant de Colbert, Secrétaire d'Etat à la
Guerre, Grand Maître de l'Ordre de Saint-Louis.Il achète donc
Iwuy, et, au surplus, follement libéral, fait aux seigneurs -
les Aldegonde de Noircarme -, la rente énorme de six mille
livres et pousse même le scrupule jusqu'à vouloir éteindre
leurs dettes. Il y consacre, en vain d'ailleurs, neuf années
durant, les revenus du domaine et de soixante-douze autres
mencaudées. Après lui agissent de même son gendre et ses
petits-enfants, tous des Juvenal de Harville des Ussins - quel
grand nom encore -, des maréchaux de camp, dont l'héroïsme et
l'intelligence leur valent une vraie gloire.Mais que peuvent
leurs titres et leur valeur! Le cycle fatal recommence: la cour,
les hôtels, le grand train, l'achat des charges et des
régiments somptueusement entretenus à leurs frais. C'est le
flot des dépenses, des emprunts. Molière avait déjà parlé de
la bourgeoisie prêteuse. Et 1778 marque pour eux, malgré la
parade superbe, pour la quatrième fois, l'inévitable
effondrement.En bien des lieux s'effondre ainsi l'héroïque
noblesse d'épée; cependant que grandissent les possessions des
églises, gérées de main de maître, meubles et immeubles,
terres à perte de vue, puissance séculière considérable.
Tandis que le bon curé en est réduit à la portion congrue,
l'abbé décimateur de Saint-Aubert, dont la grange géante - au
village du même nom - est pleine jusqu'aux combles, s'asseoit
aux Etats du Cambrésis sur le premier fauteuil, en face de
Monseigneur l'Archevêque-Duc.Les censiers, les marchands de
grains ou de " toilettes " ce sentent eux, mal à
l'aise, emprisonnés dans une organisation désuète. Ils
désirent à travers Cambrésis, Hainaut et Flandre, la
suppression de ces péages barrant l'Erclin ou la Selle ou
l'Escaut, ou la Somme, et des razières, des mencauds et des
lieues de mêmes mesures. La Révolution est déjà dans les
esprits.
Pourtant le créancier des Jouvenel des Ursins,
celui qui s'établit à Iwuy, Mairesse de la Viéville, n'est-il
pas encore un seigneur ? On dit de lui qu'il est,d'une famille
bourgeoise enrichie par le commerce, de ceux à qui la monarchie
accorde facilement, moyennant finances, des lettres de noblesse,
et qui arrivent à posséder les domaines et les titres des
vieilles maisons chevaleresques " (de Tocqueville).Une
nouvelle accession sociale ? Peut-être. Mais elle est moins
facile qti'on se plaît à le dire. Car ces roturiers avaient
été sans doute, dès le Moyen Age, des manants peu communs,
constituant une véritable élite. Et, dit P. Gaxotte, leur
promotion avait demandé des siècles d'épargne, de vie
studieuse et modeste, c'est-à-dire des lignées d'intelligences
distinguées et obstinées, qui se transmettaient leur rêve
orgueilleux comme le plus sacré des héritages.Déjà le plus
vieux terrier, celui de 1315, mentionne " domicelle Maria
Mairesse " et la dizaine de mencaudées qu'elle possédait,
éparpillées - et cela est significatif -, à travers le
terroir. Puis des Mairesses s'établirent à Cambrai, faisant de
leurs fils des licenciés ès lois, ès droit. Et ceux-ci de
prendre rang: l'un sera bailli à Iwuy même; un autre est
greffier de la Collégiale Saint-Géry; un autre est
franc-fiévet de l'évêque, toutes charges privilégiées. On
les voit compter dans leur héritage ce jardin curieusement clos
de fossés, au centre d'Iwuy, la " Viéville ", où
s'élevait sans doute, avant le treizième siècle, le "
Petit Château " féodal. On sait que le marchand bourgeois,
Mathieu Mairesse, échevin de Cambrai, en 1663, se fait peindre
des armes, comme le font tant d'autres. Elles sont d'argent, et
montrent un navire équipé d'or, flottant sur une mer (d'où le
jeu de mots) sur une mer d'azur.
En 1682, l'un d'eux négociant, achète
bourgeoisie à Lille; tandis que son frère est nommé bailli
héréditaire de Louis XIV, et son échevin. Ils prêtent des
sommes considérables aux Harville, achètent aux nobles ruinés
les biens dont ceux-ci se dépouillent. Et petit à petit, leurs
propriétés vont s'étalant à travers tout le Cambrésis, de
Pronville en Artois, près de Marquion, jusqu'à Honnecourt, au
bord du Vermandois. En 1716, sont enregistrés au Parlement de
Flandre les titres de noblesse qui s'y rattachent. Déjà, ils
sont liés, par le mariage d'une de leurs filles à
l'aristocratie lilloise des Vollant, seigneurs de Verquin, dont
l'un, architecte du roi, Simon, édifia, à Lille, l'admirable
porte Louis XIV. Enfin, par leur fils Philippe, ils entrent dans
l'illustre famille cambrésienne de Franqueville, sculpteur des
rois.Les voici donc revenus au berceau familial, maîtres d'un
fief abandonné, mais qu'ils administreront avec toutes leurs
vertus traditionnelles, et se répondant en largesses.La
Révolution elle-même vit en eux la revanche de ce Tiers Etat
qui, pendant tant de siècles, avait constitué l'ossature
économique du pays, conseilleur des rois, émancipateur des
villes, administrateur au service de l'Etat, mettant même à son
service son talent d'artiste. A tel point que la Convention et le
Directoire leur restituent leurs biens un moment
confisqués.C'est la page que raconte la grande maison de pierre
blanche, " folie " du dix-huitième siècle, que les
Mairesse de la Viéville bâtirent sur la pente de la "
Couturielle ", aux confins du château féodal dont les
ruines s'enlisaient dans les marécages. Face au " Grand
Large ", par dessus les futaies, elle regardait les eaux
scintillantes du confluent de la Sensée et de l'Escaut.
En face de cette nouvelle noblesse terrienne
reste le monde des roturiers, de ceux qui, suivant le sens exact
du terme, avaient à rompre la terre. Si l'on voulait retourner
à l'origine féodale, on rappellerait que les serfs ne
possédaient rien, rien sinon l'ardente jouissance de conduire
les labours, l'ivresse montant de la terre, de recueillir des
récoltes, même celles d'un maître. Et aussi le désir
instinctif de posséder aussi, sinon le " coin " où
ils avaient uvré, du moins quelques liards, quelques sous
entassés en quelque secrète cachette. Qui oserait prétendre le
détruire...Les premiers émancipés furent les mayeurs et les
échevins chargés de l'exploitation et de la police du domaine.
En retour, ils gagnaient en considération, et même en aisance.
Les documents de 1195 leur donnent le titre de
"chevalier": ainsi le mayor Jean d'lwuy, et les
prévosts Amaury ou Fulbert du Moulin. Leur titre est
héréditaire et passe aux femmes. C'est dire qu'ils se font
graver des sceaux armoriés.Après eux furent émancipés les
tenanciers des fiefs et arrière-fiefs, paysans ou hommes de
métiers entre lesquels le seigneur, laïc ou ecclésiastique,
partagèrent les terres et les forêts pour leur mise en valeur.
Tantôt le maître afferme pour trois ans, ou
pour neuf ans. Puis, en Cambrésis, on les voit abandonner leurs
terres à vie, fait considérable, moyennant une rente, un "
cens ". Le tenancier est donc " censier ".Les
domaines ainsi constitués sont importants : Gilles Lefebvre
tient à cens toutes les terres de la " Grande Ferme "
de l'Abbaye de Saint-Aubert, en 1407, Jean Guidez prend 375
mencaudées en 1504 (cent vingt hectares environ) de l'Abbaye de
Prémy; en 1670, Charles Trécat obtient mille six cent razières
du Sire d'Iwuy (près de mille hectares). Comment ne feraient-ils
pas figure de notables... Etre censier, c'est un titre.Le
seigneur choisit parmi eux ceux qui constitueront " la loi
communale "I maires, échevins, " les tenant pour
preud'hommes et de bonne opinion". On lit donc que Herniol
del Croix fut maire en 1260; Gilles de Wambaix en 1296, et ses
échevins sont Jacques de Naves et Jacques le Grellé. Vieux
noms, vieux surnoms qui tirent à peine de l'anonymat les plus
distingués des hommes. Mais, à partir du quatorizième siècle,
les noms prennent leur sonorité moderne, et l'on voit la
naissance des dynasties toujours vivantes des Boca, des
Margerins, des Trécat, des Lalotte, des Carlier, des Coulmon,
des Plet, des Lemaire, des Pouillaude, pour ne citer que
ceux-là. A ajouter pourtant celles des Dhollande, des Dolay,
venus sans doute des Pays-Bas, peut-être pour coloniser Iwuy
dévasté.Cependant les modestes, à force de labourer, de
brasser, de tisser de la toile ou d'enfourner le pain, ou de
faire le gorlier (bourrelier), ou le maréchal, ou de vendre au
marché ses chapons ou ses ufs, purent se présenter avec
un petit sac d'écus, un jour de vente et acheter un " coin
" de terre ; quelquefois l'héritage entier d'un seigneur
lointain (celui de Tortequenne), ou bien la part d'une demoiselle
héritière, mariée ailleurs, celle de Mademoiselle de
Franqueville.Les ambitions furent quelquefois plus modestes.
Augustin Guidez, laboureur n'achète que la moitié d'un pré à
vaques pour 60 livres tournois; cet autre, la moitié d'une
maison et d'une grange. Par contre, " par affection d'amour
", Jacqueline Margerin, jeune fille, donne à son neveu une
mencaudée et autant à sa nièce. En 1592, Catherine du Castiau,
" par bonne et grande alliance " reçoit de son fiancé
un douaire de terres, de prés et de bois lui appartenant.
Vieillis, les époux songent, au temps " d'après eux
". Ils demandent alors, par droit de maineté - à l'inverse
du droit d'aînesse - à faire de leur dernier né, leur
successeur. Mais, préalablement à tout partage, il recevra les
objets mobiliers dont la liste pittoresque est dressée au
baillage : un seul objet par espèce.
Plus tard, les riches fermiers, vers 1783,
demanderont l'abrogation de la maineté qui multipliait la petite
propriété.lwuy est prospère. En 1673, commune de deux mille
habitants, on y compte 228 chevaux et 75 vaches. La disette de
1709 et la guerre de Denain ruinèrent momentanément cette
aisance, mais en 1773, si l'on ne dénombre que 196 chevaux, on
relève 250 vaches et 1060 moutons. Les 77 années de paix
permirent la hausse des produits agricoles.En 1776, quand le
comte d'Harville, acculé, vend les deux-tiers de son domaine -
671 mencaudées à 188 livres environ - les censiers du seigneur
sont tous acheteurs. Ils se pressent à la vente parmi les gens
de robe, les financiers, comme Sire du Chambge de Lille. Et
pourtant les terres restent en "cotterie",
c'est-à-dire chargées de redevances féodales et, au surplus,
du prix d'une messe par mencaudée pour les trépassés.Après
1789, alors que les deux-tiers du Cambrésis que possédait
l'Eglise, changent de mains par la vente des " biens
nationaux ", cette vente ne vint ni agrandir ni multiplier
les petites propriétés. La terre qui avait déjà atteint le
prix de 1 442 livres, se mit à monter jusqu'à 3 264 livres de
France. A ce compte, les médiocres épargnes des petites gens
étaient ruinées les biens des Abbayes passèrent à la
bourgeoisie des villes.
Or, depuis 1716, les hallucinants efforts du
Marquis savant Désandrouin, de l'ingénieur Mathieu et M.
Taffin, pour sonder les terrains noyés sous l'Escaut, et pour
colmater les puits à travers les sources souterraines ; depuis
leur ruine personnelle, les mines avaient prospéré. Les quatre
mille ouvriers de la Compagnie d'Anzin faisaient rapporter, en
1788, aux capitaux engagés, l'intérêt exorbitant de 50 %.
Quelle puissance pour les hommes de finances, les bourgeois et
les marchands de la ville!Bientôt Iwuy, avec Escauduvres,
pouvait entrer dans l'ère industrielle que Napoléon suscita par
l'établissement des fabriques de sucre de betterave.Iwuy
réunissait tous les facteurs de réussite: les capitaux
bourgeois, la main-d'uvre des petites gens, moissonnant
l'été et chômant l'hiver; l'étendue des terres riches pour la
culture (la commune s'étend sur 1275 ha); et désormais le
charbon des mines, qui dressent leurs chevalets à quelque dix
kilomètres ; enfin, la canalisation de l'Escaut et les voies
d'eau, vers Lille et la route européenne devenue Paris -
Amsterdam.Le rythme de la vie populaire est désormais commandé
par la sucrerie. La machine sème au printemps, et c'est d'hier
seulement que hommes et femmes ne se courbent plus vers les plans
fragiles pour les démarier, ou arracher à la fourche la
betterave gorgée, ou couper au " courbet " la racine,
dans la pluie et la boue, et en charger les cohortes des chars
jusqu'au soir tombant, et voir se dresser des chaînes de
collines pâles ici et là, que dévorera l'usine fantomatique
perdue dans son étrange brouillard.Comme en un champ de bataille
forcené, se fanera des feuilles d'émeraude !
A peine dix ans se sont écoulés depuis que,
deux fois par an, comme aux équinoxes de printemps et d'automne,
plus du quart du village, soit huit cents femmes, hommes et
mêmes enfants, avec armes et bagages, fermaient la porte de leur
maison vide, pour les immensités des champs de betteraves de la
Somme, de la Marne ou de Lorraine. Pour deux ou trois mois, ils
vivaient là-bas en communauté, logés et nourris, pour gagner
le salaire de l'année.Exode traditionnel où quelquefois les
flux se croisaient.Jusqu'en 1910, peut-être, des Belges venaient
en Cambrésis par la voie romaine de Tournay, et qu'ils
appelaient " le Chemin de France ". Ils travaillaient
traditionnellement aux champs de lin ou bien cuisaient l'argile
dans de solitaires briqueteries. Ils vivaient hors du village, en
baraquement; à peine parlaient-ils français. Les paysans
moqueurs qui s'étaient étonnés de leur pauvreté, les avaient
appelés " les culs-tout-nus ". Le nom est resté
longtemps aux chemins qu'ils avaient coutume de suivre.
Pour la population ouvrière d'Iwuy, elle
occupait sa morte-saison à une véritable industrie: celle de la
chaise paillée. Aujourd'hui encore, le bourg en est la capitale.
On compte jusqu'à trente-cinq ateliers familiaux. Les fillettes
coupent la paille de seigle ; les femmes fendent " la fuille
" ou roseau des marais; les hommes rempaillent, à moins
qu'ils ne se spécialisent dans le travail difficile des cannages
des " chaïères " à dossier incurvé qu'ils appellent
" gondoles ".Mais, d'ambition en ambition, les artisans
sont devenus ébénistes d'art. Celui-ci règne sur le "
rustique " français, provençal ou normand; celui-là
accueille le norvégien, ou le luxueux Chippendale anglais; ou
bien, se comptait à l'élégance traditionnelle du Cambrésien
qui s'apparente au Louis XVI.
Iwuy poursuit ainsi l'histoire de sa promotion
artisanale et, en même temps, celle de sa destinée dans le
monde industriel.Au bord de la grand-route, une statue vous
arrête : celle d'une paysanne en simple cotteron de bure qui
serre dans son poing de semeuse le bon grain à semer. Derrière
elle se dresse l'école Marie-Larivière.Chacun de nos bourgs,
chacun de nos villages ressemble à ces carrosses qui voulaient
prendre rang sur la route et dont les cochers orgueilleux et
impatients secouaient les guides et les grelots. Aujourd'hui
encore, les équipages, jaloux de leur renommée, malgré l'heure
inquiète et ses bouleversements, prétendent plus que jamais,
conduire à quelque inestimable bonheur, et, s'il se peut, à
quelque nouvelle gloire.